Position H&B - Quelle politique agricole et alimentaire pour l'UE ?
Février 2024
Dans cette note intitulée "Entre fin du mois et fin du monde, quelle politique agricole et alimentaire pour l'Union européenne ?", nous nous proposons :
- De cerner les déterminants de cette crise, en nous limitant au cas de notre pays, même si d’autres pays européens connaissent aujourd’hui des crises , mais dont les déterminants ne sont pas forcément similaires ;
- D’examiner en quoi il est souhaitable de conserver au niveau de l’Union européenne ce financement de la politique agricole et de rappeler ce que doivent être les objectifs majeurs de cette politique dans le contexte de la transition écologique et des changements globaux ;
- De montrer que, malgré des évolutions indéniables, la durabilité du modèle agricole français apparaît de plus en plus précaire ;
- De proposer des pistes d’action pour la future politique européenne, qui sera mise en place au début de 2028, ce qui signifie que des discussions sur son cadrage vont commencer dès 2025.
Introduction
En 2023, la valeur totale de la production agricole française a été de 95,5 milliards d'euros (hors subventions). Une partie de cette production (environ 22 milliards d’euros) est exportée et, inversement, notre pays importe pour environ 18 milliards d’euros de produits agricoles bruts. La balance commerciale des échanges reste donc légèrement excédentaire, mais avec d’importants écarts entre filières. Comme le montre la figure 1, la filière viti-vinicole, les céréales et les produits laitiers sont largement excédentaires, alors que les viandes et produits carnés, ainsi que les fruits et légumes, sont nettement déficitaires. On notera également que, même pour les filières globalement déficitaires, les volumes d’exportation ne sont pas négligeables.
Figure 1 : Exportations, importations et solde de la balance commerciale française pour les principales filières agricoles et agro-alimentaires. Données 2022 en millions d’euros.
La dépense alimentaire des ménages est quant à elle, selon l’Insee, d’environ 3 600 euros par français et par an, soit une dépense totale d’environ 240 milliards d’euros.
Au regard de ces chiffres, les quelques 10 milliards d’euros que les agriculteurs français reçoivent de l’Union européenne au titre de la politique agricole commune (PAC) peuvent sembler assez secondaires. Cependant, de nombreux débats sur l’agriculture portent sur le montant de ces versements et, surtout, sur leur répartition. Pourquoi une telle focalisation ?
La réponse est fournie par l’analyse du revenu des agriculteurs. Selon l’Insee, ce revenu moyen* est d’environ 1 800 euros mensuels pour des actifs agricoles à temps plein. Pour l’ensemble des 400 000 agriculteurs concernés, cela représente environ 8 milliards d’euros, soit sensiblement le montant total des aides de la PAC. Autrement dit, en l’absence de telles aides, l’agriculture française (et également celle de la plupart des pays européens) serait économiquement inviable.
C’est pourquoi la question de la PAC et, plus largement, des politiques européennes pouvant impacter l’agriculture et de leur articulation avec les politiques nationales, est au cœur de la crise actuelle.
I. Les raisons de la colère
Une première raison, légitime, de cette crise, mais que nous ne détaillerons pas, est celle de la mise en œuvre des politiques publiques, qui conduisent souvent à des complexités administratives et à des retards pouvant atteindre plusieurs années dans le versement de diverses aides dont les agriculteurs peuvent bénéficier. Ce problème n’est, hélas, pas nouveau et l’on ne peut que souhaiter que l’État, en lien avec l’Union Européenne, améliore rapidement la situation dans ce domaine.
Le deuxième raison, plus structurelle, est l’importance des inégalités de revenu entre les agriculteurs et le fait que la PAC ne corrige pas suffisamment, voire entretienne ces inégalités. On constate en effet que le revenu moyen des agriculteurs s’est globalement maintenu, voire a progressé entre 1990 et 2020 et cette progression s’est poursuivie en 2021 et 2022, avec une légère baisse en 2023. Il ne s’agit donc pas d’une crise globale du revenu agricole.
Cependant, comme le montre la figure 2, cette progression du revenu, alors que la valeur de la production agricole totale a diminué, n’a été rendue possible que par la diminution du nombre d’agriculteurs et l’augmentation concomitante de la taille des exploitations : la population active agricole a été divisée par 2, le nombre d’exploitations agricoles a diminué de 60 % et leur surface a été multipliée par 2,5. Même si ces évolutions sont progressives, elles constituent une « toile de fond » alimentant le sentiment du monde agricole d’être de moins en moins reconnu, voire marginalisé, au sein de la société française. On notera cependant que l’emploi dans le secteur industriel a connu une évolution similaire dans notre pays, sous l’effet de la mondialisation.
Au-delà de ces chiffres moyens, deux phénomènes doivent être considérés :
- Le premier, visible sur la figure 2, est une tendance à une instabilité croissante de ce revenu, du fait de la disparition progressive de divers dispositifs de régulation (quotas, prix garantis), avec des années noires comme 2009. Cette instabilité crée un sentiment d’incertitude, en particulier dans les exploitations agricoles fortement endettées.
Figure 2 : Évolution depuis 1990 de la valeur de la production agricole et du résultat par actif non salarié (en euros constants).
- Le second est l’importance des inégalités de revenu entre agriculteurs et, en particulier, entre types de production. Globalement, 15 % des agriculteurs affichaient en 2021 un revenu nul. Cette année là, selon la Mutualité Sociale Agricole , plus d’un agriculteur sur dix percevait un revenu de solidarité (RSA). Les données 2022 montrent que ces revenus varient dans un rapport de 1 à 6 entre les orientations des productions agricoles : les grandes cultures, mais aussi la viticulture et les productions porcines sont largement au-dessus de la moyenne, alors que, à l’inverse, les élevages à l’herbe (bovins viande, ovins et caprins) et les productions fruitières sont très en dessous. La proportion d’agriculteurs affichant un revenu nul atteint 28 % chez les éleveurs ovins et caprins.
Ces inégalités ne sont cependant pas nouvelles. La figure 3 montre les évolutions du RCAI (revenu courant avant impôt) par actif non-salarié (en ETP = équivalent temps plein) pour les différentes OTEX (Orientations techniques des exploitations) depuis 1990. Cet indicateur permet d’estimer la « rémunération » d’un agriculteur, une fois payées ses différentes charges (intrants et amortissements). La pertinence de cet indicateur pour mesurer le revenu des agriculteurs fait cependant l’objet de diverses critiques.
NB : Pour tenir compte des importantes variations d’une année à l’autre, nous avons pris pour chaque année de référence la moyenne des années n, n-1 et n-2.
On observe globalement que les productions des grandes cultures et la viticulture sont au-dessus de la moyenne, alors que les autres productions végétales (maraîchage, horticulture, productions fruitières) sont plutôt en dessous. La situation est plus complexe pour les productions animales : les productions hors sols (volailles et surtout porcins) et les bovins laitiers voient leur situation s’améliorer alors que les bovins viandes et les ovins-caprins sont très en dessous de la moyenne et que, en outre, l’écart se creuse au fil du temps.
Outre ces inégalités entre filières, qui semblent augmenter, on observe au sein de chaque filière un effet systématique de la taille des exploitations sur ce revenu par agriculteur, les exploitations de grande taille assurant un revenu sensiblement plus élevé.
Il suffit de confronter ces données avec la carte de France de l’émergence des manifestations agricoles pour voir l’importance de ces inégalités dans le déclenchement de la crise actuelle.
Figure 3 : Résultat courant avant impôts par agriculteur à temps plein par type d’activité (en % d’écart par rapport à la moyenne générale). Source : RICA
En outre, les subventions actuelles de la PAC ne semblent pas suffire à réduire ces inégalités (NB : ces données sur les inégalités sont tirées du rapport de l'Inrae). En effet, même si le « découplage » entre les aides et les volumes produits a été mis en place (à quelques exceptions près), il faut rappeler que, à travers la notion de « références historiques », les aides de la PAC prenaient en compte les revenus passés des exploitations agricoles, tant en termes de types de culture que de surface des exploitations. De ce fait,comme le montre le tableau 1, les aides directes par UTA (actifs agricoles salariés et non salariés) varient dans un rapport pouvant aller de 1 à 20 selon la taille des exploitations, ces inégalités étant plus marquées pour les filières de grande culture que pour les filières animales.
Tableau 1 : Montant des aides directes par Unité de travail agricole (données 2019)
Ces modalités d’attribution des aides ont souvent été dénoncées comme contre-productives sur le plan environnemental : par exemple, des éleveurs ayant conservé leurs prairies permanentes recevaient des aides inférieures à celles des éleveurs, qui, dans la même région, avaient retourné leurs prairies avant la mise en place de ces références pour mettre en place des cultures de maïs ! La nécessité d’une convergence de ces aides, voir d’un passage à une aide liée uniquement au nombre d’actifs agricoles a fait l’objet de divers rapports (voir le rapport de France Stratégie de 2019), mais n’a pas été portée par les organisations majoritaires du monde agricole et ne s’est pas encore traduite dans les faits.
Même si diverses corrections ont été progressivement apportées (plafonnement des aides), ces inégalités du montant des aides liées à la taille des exploitations sont même supérieures à celles existant entre les différentes orientations techniques des exploitations. Comme le montre le tableau 2, les aides (par exploitation ou par actif agricole) sont aujourd’hui plutôt plus élevées pour les productions animales que pour les productions végétales. Cela a cependant pour conséquence que la dépendance du revenu aux aides de la PAC, mesurée par le ratio aides/revenu est particulièrement élevé dans les filières animales, où elle dépasse souvent 100 %.
Tableau 2 : Revenus courants avant impôts et montant des aides directes selon les OTEX en 2019 (RCAI = résultat courant avant impôts. UTA = Unité de travail agricole)
Le troisième « registre » de la crise actuelle est la question, souvent mise en avant, des « contraintes » environnementales et de la soit-disant « surtransposition » des normes. Elle mérite quelques commentaires.
Remarquons tout d’abord que l’utilisation de normes pour assurer la santé (médicaments, produits de santé, salubrité des aliments…) et la sécurité des citoyens (sécurité au travail, sécurité routière, normes de construction…) est d’un usage courant et largement admis. Le fait que cette pratique pose question (pour certains) lorsqu’il s’agit d’environnement nous semble indiquer que les enjeux de la protection de l’environnement ne sont pas encore perçus comme aussi essentiels que ceux relatifs à la santé et à la sécurité.
En ce qui concerne les contraintes environnementales, il faut rappeler également que les documents européens de 2020, souvent incriminés (« Pacte vert », stratégie « De la fourche à la fourchette », « stratégie biodiversité ») ne sont aujourd’hui que des propositions de la Commission européenne que les Etats membres ont « acté » (et non approuvé) et, surtout, qui n’ont pas connu depuis de traductions concrètes dans les États membres. On peut certes les critiquer de manière « préventive » mais certainement pas les incriminer comme étant à l’origine des problèmes actuels des agriculteurs.
Enfin, pour ce qui est de la « surtransposition », ce terme péjoratif mérite une analyse au cas par cas pour juger de sa pertinence. Il faut en effet distinguer deux types de textes européens :
- Les directives, qui ne sont pas d’application directe et doivent donc être transcrites dans les législations nationales. Il peut y avoir surtransposition, lorsque par exemple un pays fixe une norme à un niveau plus élevé que celui prévu par la directive, ce qu’il est en droit de faire lorsque la directive définit des objectifs minimaux. Par exemple, en 2015, la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte prévoyait de porter la part des énergies renouvelables dans la consommation finale brute d’énergie en France à 23 % en 2020 alors que la directive 2009/28/CE du 23 avril 2009 ne fixait qu’un objectif minimal de 20 % en 2020 . Mais il peut y avoir aussi « sous-transposition », lorsqu’un pays applique de manière insuffisante la directive. Ainsi, la France a été plusieurs fois condamnée à ce titre, par exemple pour l’application de la directive nitrates, de la directive habitats (désignation des zones « Natura 2000 ») ou de la directive « oiseaux » (sur les périodes de chasse) ;
- Les règlements, qui s’appliquent en l’état sur l’ensemble de l’Union européenne et qui définissent les procédures permettant par exemple la mise en circulation de produits au sein de l’UE. C’est par exemple un règlement (396/2005) qui fixe les limites maximales de résidus de pesticides pour les produits alimentaires circulant dans l’UE. L’encadré détaille l’exemple des pesticides (produits phytosanitaires et biocides), pour montrer qu’il n’y a pas matière dans ce cas à parler de surtransposition.
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Normes et pesticides : un exemple de « non-surtransposition »
La réglementation sur l’homologation des pesticides relevait jusqu’en 2009 de directives européennes (en particulier la directive 91/414) mais « afin de simplifier son application et d’assurer une cohérence dans tous les États membres », il a été décidé de la remplacer par un règlement (1107/2009), qui est donc d’application directe et ne nécessite pas de transposition. La répartition actuelle des compétences est la suivante :
- Les autorités européennes, en s’appuyant sur les compétences des agences d’expertise des États membres et après consultation du conseil de ces Etats membres, décident d’autoriser, pour l’ensemble de l’Union, une substance active (comme le glyphosate). En l’absence de majorité qualifiée pour ou contre l’autorisation, la décision revient à la Commission européenne.
- Les États membres ont la responsabilité d’autoriser, ou non, sur leur territoire, les produits contenant cette substance (et donc, éventuellement, d’en interdire certains). Jusqu’en 2014, la décision de délivrer une autorisation de mise sur le marché (AMM) relevait des ministres concernés mais en 2015, une loi a transféré cette prérogative à l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail), qui était déjà chargée des AMM pour les produits vétérinaires. C’est par exemple en s’appuyant sur cette responsabilité des Etats membres qu’il a été décidé de réduire fortement en France les usages non-agricoles des pesticides (Loi Labbé de 2014).
On peut critiquer cette répartition des responsabilités ou le niveau des normes mais il ne s’agit donc nullement d’une « surtransposition ». On peut bien sûr préconiser soit un transfert complet à l’Union européenne de l’autorisation des produits, soit une « renationalisation » du dispositif, mais encore faudrait-il expliciter les arguments soutenant ces options.
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Quant à la question des « distorsions de concurrence » liées à ces normes, il faut distinguer deux cas :
- Le marché intracommunautaire, pour lequel il est légitime que les États membres puissent adopter des « clauses miroirs » pour interdire les importations de produits contenant des substances qu’ils auront interdites d’usage sur leur territoire ;
- L’importation dans l’Union européenne de produits venant de pays tiers et contenant des substances non autorisées. Dans ce cas, il appartient à l’Union Européenne de refuser globalement l’importation de ces produits. Ce type de position devra cependant être approuvée par l’OMC, en s’appuyant sur l’existence de risques sanitaires ou environnementaux avérés, et ne sera pas sans conséquences pour les secteurs exportateurs français. Proposer une « exception agricole française » serait donc lourd de conséquences pour toute notre économie.
II. Pourquoi une politique européenne ?
Dès lors que le budget de l’Union européenne est principalement alimenté par les contributions des États-membres, la question de l’intérêt d’avoir un budget commun pour l’agriculture plutôt que des rémunérations des agriculteurs par des budgets nationaux ne peut être éludée. Cette question se pose en particulier pour des pays, comme la France, l’Allemagne ou l’Italie, qui sont des contributeurs nets au budget européen.
Deux raisons nous semblent justifier cette option, dès lors que notre pays fait partie de l’UE :
- La première est la forte interdépendance des systèmes alimentaires européens, tant pour les produits agricoles bruts que pour des produits transformés. Dès lors qu’il existe un marché unique au niveau des pays de l’Union européenne, permettant une libre circulation des produits, la nécessaire régulation de ce marché incombe nécessairement à l’Union européenne.
- La seconde est la régulation des flux aux frontières de l’Union. En effet, la négociation et l’approbation d’accords internationaux d’échange de produits agricoles avec des pays-tiers, ou de conventions internationales pouvant impliquer l’agriculture (conventions sur le climat, la biodiversité), sont du ressort de l’Union européenne. Les Etats membres sont bien sûr impliqués dans la définition des positions européennes (on peut citer les débats actuels sur un accord éventuel avec le Mercosur) mais ne peuvent décider unilatéralement de leur politique dans ce domaine.
Ceci n’exclut pas que, comme c’est le cas pour la PAC actuelle, les pays membres puissent disposer d’une certaine flexibilité dans la déclinaison de la politique européenne. C’est l’objet des plans stratégiques nationaux (PSN), qui doivent cependant faire l’objet d’une approbation par la Commission européenne.
Ce principe d’une politique agricole commune étant admis, il convient de rappeler ce que doivent être les grands objectifs de cette politique. Dix objectifs-clés ont été définis pour la PAC actuelle**, mais il nous semble possible de les résumer en deux objectifs stratégiques.
- Le premier objectif stratégique est d’assurer un niveau suffisant d’autoapprovisionnement alimentaire (autonomie, souveraineté) en quantité et qualité (en particulier sur le plan sanitaire) pour les citoyens européens. En effet, alors que la libéralisation des échanges mondiaux avait pu conduire certains pays à considérer qu’ils pouvaient s’approvisionner à moindre coût sur les marchés mondiaux, et qu’il n’était donc pas nécessaire de continuer à soutenir leur agriculture, divers évènements récents (sécheresse ou inondations, crises sanitaires, tensions internationales, voire guerres) ont montré les limites de cette attitude. Les « Emeutes de la Faim » de 2007-2008, qui ont frappé durement de nombreux pays très dépendants des importations de produits agricoles, constituent un tournant dans cette prise de conscience.
Globalement, cet objectif est atteint : la valeur totale de la production agricole européenne était d’environ 450 milliards d’euros en 2021, avec un excédent des échanges avec le pays tiers d’environ 5 milliards d’euros***. Même si l’on évoque souvent la question des importations pouvant concurrencer les producteurs européens, il apparaît que l’alimentation des consommateurs européens est assurée dans sa grande majorité par les agriculteurs et les éleveurs européens.
Cependant, même si diverses mesures visent à protéger le marché intérieur européen, ce marché reste globalement ouvert, notamment parce que certains produits (tels que des produits tropicaux) sont en grande partie importés (Figure 4).
C’est donc dans ce contexte que la PAC doit veiller à maintenir des exploitations agricoles viables et compétitives.
- Le second objectif stratégique est de veiller à la durabilité des agricultures européennes et à leur juste contribution aux objectifs plus globaux de l’Union en termes de préservation de l’environnement et de changements climatiques. Cela conduit l’Union européenne à proposer aux États membres des politiques à long terme, qui peuvent être d’application directe (règlements) ou devant être transposées dans les législations nationales (directives). On peut citer la directive nitrate de 1991 visant à réduire les excédents d’apports d’azote, la directive-cadre sur l’eau de 2000 visant à améliorer la qualité des masses d’eau ou la directive oiseaux de 2009 sur la protection des oiseaux sauvages. Rappelons que ces politiques ne peuvent se mettre en place qu’avec l’accord des États membres.
Figure 4 : Importation et exportation de produits agricoles par l’Union européenne de 2012 à 2022 (Source).
Toute la question est donc de savoir quelle part doit prendre la PAC dans ces politiques plus larges, dès lors que, d’une part, diverses dégradations de l’environnement sont à l’évidence liées à des activités agricoles et que, d’autre part, la dégradation de l’environnement, notamment les dérèglements climatiques, sont susceptibles d’impacter fortement l’activité agricole. Il ne s’agit pas bien sûr de faire de la PAC une politique entièrement dédiée à ces objectifs environnementaux mais, à l’inverse, défendre l’idée qu’elle doit rester pour l’essentiel orientée sur le maintien du revenu des agriculteurs présente un risque fort de voir son enveloppe se réduire inexorablement, devant la montée des dépenses nécessaires à la lutte contre la dégradation de l’environnement (voir le rapport du Haut Conseil pour le climat).
III. Pourquoi s’interroger sur la durabilité de l’agriculture européenne ?
La question de la durabilité du modèle agricole et, plus globalement, du système alimentaire des pays de l’Union européenne, dans l’ensemble de ces dimensions économiques, sociales et environnementales est régulièrement posée, en particulier lorsque se mettent en place les réflexions préludant à l’élaboration d’une nouvelle PAC. On trouvera à la fin de cet article les références des divers documents que notre association a publiés sur ce sujet et qui sont disponibles en ligne.
Sans développer une analyse exhaustive, il nous semble nécessaire de prendre en compte quelques éléments récents qui renforcent cette interrogation, en particulier sur les dimensions économique et environnementale.
1. La durabilité économique
Sur un plan économique, on assiste depuis 2020, après une période de relative stabilité, à une forte augmentation du prix des intrants, liée en particulier à la hausse du prix de l’énergie (Figures 5 et 6). Même si l’année 2023 marque une accalmie par rapport au pic de 2022, on peut craindre que cette augmentation du prix des intrants ne soit une tendance durable, conduisant à une augmentation des coûts de production des produits agricoles.
Figure 5 : Prix à la production, prix des intrants et prix à la consommation des produits alimentaires
Figure 6 : Prix d’achat des principaux intrants
On peut bien sûr souhaiter que les agriculteurs puissent répercuter au niveau des produits finaux cette hausse des coûts de production. Cette question était au centre de l’élaboration des lois EGALIM de 2018 et 2021, qui instaurent le caractère « non négociable » du prix de la matière première agricole entrant dans les produits transformés.
Cependant, outre les difficultés de faire respecter cette loi dans des négociations entre acteurs privés, il faut s’interroger sur les conséquences de cette augmentation du coût des produits alimentaires sur le comportement des consommateurs. En effet, confrontés à la hausse du prix de l’énergie et à ses conséquences dans d’autres domaines (transports, chauffage…), on peut craindre que les consommateurs ne rognent sur leur budget alimentaire, comme en témoigne la crise actuelle de la consommation de produits bio. La figure 7 montre que ce phénomène est global et s’est amorcé depuis le début de l’année 2021 : après des pics pendant la période de la Covid, on observe une réduction d’environ 10 % de la consommation alimentaire en volume entre janvier 2021 et juillet 2023.
Figure 7 : Évolution mensuelle de la consommation alimentaire totale en France (base 100 en 2019)
De même, l’option d’une augmentation des exportations pour pallier la stagnation du marché intérieur ne pourra sans doute concerner qu’un petit nombre de filières déjà exportatrices (céréales, vins et spiritueux). L’ambition souvent affirmée de l’agriculture française de « nourrir le monde », outre qu’elle ne pourra s’appliquer qu’à des pays pouvant acheter nos produits agricoles, se heurtera à la dure réalité de la compétitivité sur les marchés mondiaux.
Toujours sur le plan économique, une autre raison d’inquiétude est la limite des mécanismes qui ont permis de maintenir jusqu’à maintenant le revenu agricole par actif, à savoir la réduction du nombre d’agriculteurs et l’agrandissement des exploitations. Ces limites sont économiques, notamment au niveau des difficultés de transmission d’exploitations de grande taille, mais aussi sociales, avec une réticence de l’opinion publique vis-à-vis de l’agriculture « industrielle » ou des « fermes usines ».
2. La durabilité environnementale
Sur un plan environnemental, même si des progrès ont été faits pour réduire les impacts environnementaux de l’agriculture dans certains domaines (utilisation des engrais, émissions de gaz à effet de serre, développement de l’agriculture biologique…), d’autres aspects demeurent problématiques, comme la consommation de pesticides ou la diminution, qui se poursuit, des « infrastructures » favorables à la biodiversité (haies, arbres isolés, prairies permanentes).
Il faut souligner en outre que :
- Ces progrès restent largement insuffisants vis-à-vis d’un objectif de bon état écologique des milieux. On peut citer l’exemple des algues vertes, pour lequel la teneur en nitrates des rivières bretonnes a diminué d’environ 30 % au cours des 20 dernières années : à ce rythme, il faudra encore au moins une vingtaine d’années pour atteindre des concentrations suffisamment faibles (environ 10 mg/l) pour enrayer la prolifération des algues.
- Les progrès sont plus rapides dans les autres secteurs d’activités, ce qui conduit à augmenter la part de l’agriculture dans les émissions. Ainsi, la part de l’agriculture dans les émissions totales d’azote actif dans l’atmosphère (ammoniac et divers oxydes d’azote) est passée de 44 % à 66 % entre 1990 et 2020 (Source : CITEPA). La production de gaz à effet de serre de l’agriculture est aujourd’hui deux fois plus importantes que celle des poids lourds routiers. Cette visibilité accrue des pollutions agricoles ne peut qu’accentuer à terme la pression qui sera exercée pour les réduire.
- Certains progrès apparents se sont faits via une réduction de la production et ne sont que des transferts de pollution en dehors de notre territoire. C’est le cas de la réduction des émissions de méthane, qui est liée essentiellement à une diminution d’environ 17 % du cheptel bovin depuis 1990 : comme la consommation de viande bovine n’a pas diminué dans la même proportion, cela s’est traduit par une augmentation des importations, dont les émissions ne sont pas comptabilisées.
Une autre dimension de la durabilité environnementale est l’influence désormais évidente des dérèglements climatiques sur les productions agricoles. Cela se traduit par une stagnation, voire une diminution des rendements depuis 1998 (Figure 8), après des décennies de hausse continue, mais aussi par une augmentation éventuelle de l’impact environnemental des cultures, dès lors que les intrants ne sont plus valorisés avec la même efficacité. Ainsi, alors que les apports d’engrais azoté aux cultures sont en lente diminution, le surplus brut, c’est-à-dire l’écart entre ces apports et l’azote exporté par les récoltes, et qui contribue donc à la pollution de l’atmosphère ou des milieux aquatiques, stagne depuis 2012, et est même en légère augmentation. Nous ne détaillerons pas les limites, évidentes, de pallier cette diminution des rendements par un recours croissant aux intrants (engrais, eau…).
Figure 8 : Évolution des rendements du blé en France de 1961 à 2022 (Source : FAOSTAT)
IV. Quelles orientations pour la future PAC ?
Quelles qu’en soient les difficultés techniques, économiques, politiques ou sociales, une réorientation profonde du système agricole et alimentaire européen nous semble donc indispensable et devra être au cœur de la future PAC, et même de la révision à mi-parcours, en 2025, de la PAC actuelle.
Nous proposons quatre grandes lignes directrices pour cette réorientation :
- La transition doit porter sur l’ensemble du système alimentaire ;
- La réduction des inégalités dans le soutien au revenu est indispensable ;
- Un soutien public durable doit se fonder sur la fourniture de biens publics ;
- Les approches territoriales et collectives doivent être encouragées.
1. La transition doit porter sur l’ensemble du système alimentaire
De nombreux exemples montrent que des actions limitées à certains acteurs du système alimentaire ne peuvent être efficaces que si les autres acteurs concernés sont identifiés et associés à la mise en œuvre de ces actions. Ainsi, un encouragement à la diversification des productions sur un territoire donné peut se heurter au fait que, pour des raisons économiques, les organismes de collecte favoriseront plutôt une spécialisation de ce territoire. De même, une incitation des consommateurs à réduire leur consommation de produits animaux doit également considérer les conséquences pour les éleveurs, en particulier pour ceux qui maintiennent des milieux favorables à la biodiversité. On sait également que la diminution des intrants (irrigation, engrais, pesticides…) peut conduire à des produits plus difficiles à écouler dans les circuits classiques de transformation et de distribution.
Nous appelons donc à une PAC qui porte sur une analyse globale du système alimentaire, dans l’ensemble de ses composantes mais aussi de ses fonctions nutritionnelles, sanitaires, sociales et environnementales.
2. La réduction des inégalités dans le soutien au revenu est indispensable
Nous l’avons vu, les inégalités de revenu entre les agriculteurs sont considérables et les aides de la PAC ne corrigent pas ces inégalités, voire les accentuent parfois, par exemple à travers les notions de « références historiques ». La question d’une transition vers une aide fondée essentiellement sur les actifs agricoles a déjà été soulevée dans le cadre de la PAC actuelle.
Comme nous l’avons montré, ces inégalités résultent davantage de la taille des exploitations que des orientations techniques des exploitations.
Nous sommes conscients de la difficulté d’assurer cette transition, mais nous appelons à ce que la future PAC marque un pas décisif dans cette transition, en attribuant par exemple la moitié des aides du premier pilier sur le critère du nombre d’actifs agricoles dans les exploitations.
3. Un soutien public durable doit se fonder sur la fourniture de biens publics
Les analyses précédentes montrent que le maintien d’un soutien public aux agriculteurs apparaît indispensable si l’on veut conserver un système alimentaire européen assurant l’essentiel de l’approvisionnement du marché intérieur et apportant aux consommateurs des produits de qualité, dans toutes les dimensions de ce terme. En effet, une rémunération par les prix des produits alimentaires ne pourra suffire à prendre en charge les contributions souhaitées de l’agriculture aux objectifs majeurs que sont la lutte contre les dérèglements climatiques et l’érosion de la biodiversité. Pour être légitime aux yeux des citoyens-contribuables, le maintien de ce soutien public doit d’ailleurs revendiquer fortement cette finalité.
Il convient donc que ces contributions des agriculteurs à la fourniture de biens publics soient clairement identifiées, mesurées tant sur le plan technique que sur le plan de leur coût économique et rémunérées « au juste prix ». En effet, certaines mesures de la PAC actuelle sont souvent dénoncées comme inefficaces, du fait de leur durée ou de leur financement insuffisant. On peut citer l’aide à la conservation des haies de 7 € par hectare ou la limitation à cinq ans des contrats des MAEC (Mesures agroenvironnementales et climatiques) qui sont censées encourager à une transformation profonde des systèmes de production.
Nous appelons donc à une approche beaucoup plus stratégique de ce soutien public, en évitant le saupoudrage et en ciblant les actions prioritaires pour les soutenir à un niveau assurant leur effectivité.
4. Les approches territoriales et collectives doivent être encouragées
Même si, comme nous l’avons développé, la politique agricole doit être définie au niveau de l’Union européenne, elle doit permettre une adaptation fine à la diversité des situations locales, en particulier dans notre pays, du fait de la très grande diversité économique, sociale et environnementale de ses territoires. Cette adaptation doit s’appuyer sur deux principes.
Le premier est de prendre en compte, en lien avec notre premier point, l’ensemble des systèmes alimentaires de ces territoires. Des expériences comme les PAT (Programmes alimentaires territoriaux), les TEN (Territoires engagés pour la nature), les « Territoires engagés pour un environnement, une santé » , les « contrats de territoire » doivent être encouragées et, surtout, rapprochées et mises en synergie, en obligeant à un dialogue entre les ministères concernés.
Le second principe est de privilégier les formes collectives d’action, associant non seulement les agriculteurs d’un territoire donné, mais d’autres acteurs de ce territoire (collectivités, associations, acteurs économiques…). L’intérêt de ces approches collectives est à la fois économique, social et environnemental. Sur un plan économique, il peut permettre de mobiliser d’autres ressources financières que la PAC. Sur un plan social, il oblige à un dialogue entre acteurs pour construire de véritables projets de territoire mais aussi pour créer ou recréer du lien social dans ces territoires ; sur le plan environnemental enfin, la création de services écologiques (gestion quantitative et qualitative de l’eau, continuités écologiques, restauration de la biodiversité) doit se raisonner en termes « d’écologie du paysage », et donc à des échelles supérieures à celles des exploitations agricoles.
Pour favoriser ces actions, la PAC actuelle présente sans doute des contraintes qu’il faut analyser (les aides sont pour la plupart versées à des exploitants individuels). Mais des expériences ont été menées, comme les CTE (Contrats territoriaux d’exploitation) ou les PSE (Paiements pour services environnementaux) des Agences de l’eau, qui montrent que ces approches collectives sont possibles.
Conclusion
Si Humanité et Biodiversité soutient la nécessité de continuer à définir une politique agricole commune pour l’ensemble des pays de l’Union, notre association appelle à une profonde réforme de cette politique, pour aller vers une politique plus équitable, plus mobilisatrice et plus inclusive :
- Une politique plus équitable, assurant à tous les agriculteurs un revenu de base fondé sur leur travail beaucoup plus que sur leurs investissements en capital,
- Une politique plus mobilisatrice vis-à-vis des enjeux majeurs des dérèglements climatiques et de l’érosion de la biodiversité, à travers une juste rémunération des efforts fournis dans ce domaine,
- Une politique plus intégratrice enfin, s’adressant à l’ensemble des acteurs du système alimentaire et favorisant les initiatives collectives dans les territoires pour assurer à tous les citoyens la fourniture durable d’une alimentation de qualité.
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Documents complémentaires publiés par Humanité et Biodiversité sur ce sujet :
- CHEVASSUS-AU-LOUIS Bernard (2019), « Concevoir des systèmes alimentaires durables », Revue H&B, n°5, « Biodiversité et objectifs de développement durable », pp. 48-64.
- Humanité et Biodiversité, 2020. Stratégies européennes pour l’alimentation et la biodiversité et agriculture française. Les Cahiers de la Biodiversité, n°1, juillet 2020.
- Humanité et Biodiversité, 2020. Nos systèmes alimentaires sont-ils durables ? Les Cahiers de la Biodiversité, n°2, août 2020.
- Humanité et Biodiversité, 2020. Comment aller vers des systèmes alimentaires durables ? Les Cahiers de la Biodiversité, n°3, septembre 2020.
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* Il s’agit du « revenu d’activité non salarié avant déduction des contributions sociales (CSG non déductible et CRDS) ».
** Les dix objectifs clés définis pour la PAC actuelle : « Assurer un revenu équitable aux agriculteurs, renforcer la compétitivité, améliorer la position des agriculteurs dans la chaîne alimentaire, agir contre le changement climatique, protéger l’environnement, préserver les paysages et la biodiversité, soutenir le renouvellement des générations, dynamiser les zones rurales, garantir la qualité des denrées alimentaires et la santé, encourager les connaissances et l’innovation ».
*** En 2022, les exportations étaient de 18,2 milliards d’euros et les importations de 13,7 milliards d’euros.
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