Bouquetins, bovins et brucellose : des pistes pour susciter l'apaisement
Publié le 03/01/2022
Face à un conflit qui peine à se résoudre depuis 2012 et l'infection d'un nouvel élevage en Haute-Savoie en novembre dernier, Humanité et Biodiversité et France Nature Environnement s'expriment conjointement au sujet de la brucellose chez les bouquetins et bovins. Voici nos propositions pour tenter de susciter l'apaisement et assurer une gestion pérenne de la situation.
Espèce endémique européenne des massifs alpins, le Bouquetin des Alpes, menacé par la chasse, a quasiment disparu du territoire français au XIXème siècle. Grâce à une réglementation de la chasse dans la réserve royale du Gran Paradiso en Italie, devenue Parc national en 1922, il a fait spontanément son retour dans le massif de la Vanoise, où la création du Parc national en 1963 a permis le maintien de l’espèce, devenue emblématique. La consécration de territoires protégés et la réalisation de plusieurs opérations de réintroduction dans les Alpes françaises ont permis d’étendre la présence du Bouquetin dans plusieurs départements de l’arc alpin (Haute-Savoie, Savoie, Isère, Drôme, Hautes Alpes, Alpes de Haute-Provence, Alpes Maritimes). Selon le “Groupe National Bouquetin”, on en dénombre aujourd’hui 10 000 dans les Alpes françaises.
De 2012 à aujourd'hui : la cristallisation du débat avec l'apparition de la brucellose
Si le bouquetin est intégralement protégé depuis 1976, la découverte de la brucellose dans le massif du Bargy (Haute-Savoie) en 2012, d’abord sous forme humaine puis dans un troupeau bovin, a constitué une situation inédite qui a cristallisé le débat entre les acteurs politiques, agricoles, scientifiques, les associations environnementales et de bien-être animal, etc.
L’origine du foyer bovin étant initialement inexpliquée, des recherches menées sur les populations d’ongulés sauvages ont permis de découvrir que les bouquetins du massif étaient infectés par une souche indifférenciable des souches découvertes dans les cas humains et bovins. Le troupeau de bovins infecté avait été abattu et de nombreux lots de reblochon, fromage fabriqué à partir de lait cru, avaient été rappelés pour éviter tout risque de contamination.
Presque 10 ans plus tard, les mécanismes et les vecteurs de transmission ne sont pas clairement identifiés et la situation est irrésolue. En témoigne la manifestation des éleveurs ce 29 novembre 2021 à Annecy à la suite d’une nouvelle infection début novembre dans un élevage de Haute-Savoie, près de la Roche-sur-Foron. Devant la préfecture, les éleveurs demandent l'éradication de la maladie du massif du Bargy. Une partie d’entre eux s'est ensuite dirigée vers le siège de France Nature Environnement (FNE), à Pringy, où ils ont déversé du fumier et de la paille.
Les services de l'État ont de nouveau saisi l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) qui publie depuis 2013 des avis relatifs aux risques de transmission de la bactérie aux cheptels domestiques et aux humains et dont le dernier, relatif à « l’évaluation de l’efficacité de différents scénarios de lutte contre la brucellose dans les populations des bouquetins dans le massif du Bargy » date du 30 novembre 2021.
1. Des difficultés techniques pour déterminer l’infection ou l’exposition des animaux domestiques et sauvages
Sur le plan technique, il existe de réelles difficultés pour déterminer si une vache, une chèvre ou un bouquetin est indemne de Brucella. En effet, aucun résultat unique de test n’est complètement fiable (voir encadré ci-dessous).
Tester à l’échelle d’un cheptel ou d’un groupe de bouquetins permet une plus grande fiabilité des résultats. Toutefois, la répétition des prélèvements faisant gage de preuve, la mise en oeuvre se révèle difficile pour les populations d’animaux sauvages. Face à ce constat, le temps est la seule réponse pour avoir la certitude qu’un noyau central de la population infectée s’est débarrassé de la maladie. Sur le massif du Bargy, au fil des ans, les mesures de capture-contrôle et d’euthanasie des individus séropositifs ont montré leur efficacité, donnant lieu à une très forte baisse du taux de prévalence estimé pour 2021 par les experts à 4% [intervalle de prédiction 0-12%] chez les femelles de la zone coeur.
De plus, si les bouquetins sont difficiles à capturer, l’opération revêt un certain degré de dangerosité. Nous considérons que les difficultés rencontrées sur le terrain par l’administration de l’Office Français de la Biodiversité (OFB) doivent être mises en lumière et que des alternatives au mode de capture actuel doivent être expérimentées (1).
En somme, l’éradication à court terme de la brucellose apparaît difficilement atteignable. Durant les campagnes d’abattages massifs d’animaux sauvages, le nombre d’animaux abattus en peu de temps conduit à ne pas pouvoir procéder, comme cela a été malheureusement le cas en 2013, aux contrôles sanitaires nécessaires à la compréhension des profils de contamination de la population. D’un point de vue scientifique et environnemental, ces scénarios sont à proscrire. L’objectif le plus réaliste est donc le contrôle (maîtrise) puis la réduction de l’infection jusqu’à son extinction naturelle.
Outre les campagnes massives de tests, ce contrôle de la maladie passe notamment par la mise en œuvre de "gestes barrières", bien que ces mesures de biosécurité révèlent une efficacité limitée puisque la transmission de l’infection peut se faire de manière indirecte. Par gestes barrières, nous entendons une séparation plus stricte qu’actuellement des zones de pâture vis-à-vis de la faune sauvage, qu'il s'agisse des vaches, des moutons ou des chèvres. Par ailleurs, si les travaux conjoints de l’OFB et de l’ANSES sur la vaccination ont montré jusqu’alors que le vaccin REV.1 avait un effet pathogène sur le bouquetin, nous considérons que l’option vaccinale de ces animaux devrait faire l’objet d’un « scénario vaccination ».
Si la modélisation théorique montre un effet négligeable du vaccin, alors les études seraient abandonnées. A contrario, si la modélisation montre un effet rapide, la question du développement d’un vaccin serait de nouveau posée et ce, malgré son coût financier.
2. La réglementation
Le règlement européen (Règlement UE n° 429/2016) dit « Loi de Santé animale » est entré en application le 21 avril 2021. En l’état, la réglementation prévoit que tous les animaux de l'exploitation infectée, soit 219 vaches en l’espèce, devront être abattus.
Ce que consacre la réglementation est aussi la seule solution qui apparaît aujourd’hui économiquement viable pour un éleveur qui veut se débarrasser avec certitude de la maladie de la brucellose. Cette mesure de précaution entraîne l’envoi à l’abattage d’animaux domestiques indemnes, ce qui nous amène à témoigner notre sincère solidarité envers les éleveurs dont nous comprenons la détresse.
Par ailleurs, un jugement sur le fond est attendu concernant l'arrêté préfectoral de mai 2020 qui autorisait l'abattage indiscriminé de 20 bouquetins sans test préalable, et qui a été suspendu partiellement par le Tribunal administratif de Grenoble trois mois plus tard après un recours formulé par l’association Animal Cross en 2020. Un nouvel arrêté serait nécessaire, avec passage en Conseil National de Protection de la Nature (CNPN) et consultation publique, pour prescrire des mesures pour 2022 et au-delà.
Notre position :
- En tant qu’associations de protection de la nature, nous considérons que la conservation de la population de bouquetins et du rôle qu’elle joue dans l’écosystème montagnard est indispensable. Nos associations dénoncent la volonté d’éradication, même locale, d’une espèce protégée et s’inscrivent dans le sillage du Groupe National Bouquetin soulignant la haute valeur patrimoniale de l’espèce. Notre positionnement s’appuie sur l’argument scientifique suivant : l’abattage total empirerait la situation, favorisant une diffusion plus large de la maladie. Sous la pression de tir, les animaux ont en effet tendance à s'éparpiller, de jour comme de nuit, et à passer sur les autres massifs. Et la bactérie avec. L’abattage est également une hérésie lorsqu’on ne peut que difficilement estimer une population de faune sauvage car la taille et les limites géographiques de la population concernée sont très mal définies.
- En tant qu’associations de protection de la nature, il est de notre devoir de défendre la qualité de vie des bouquetins pour mieux coexister avec eux. Ce terme de « qualité de vie » nous apparaît d’autant plus adapté qu’il a été repris et promu par l’Union Européenne lors des débats sur le bien-être animal. L’animal sauvage est doté de sensibilité, au même titre que l’animal domestique, et son bien-être doit être sauvegardé. A ce titre, nous ne pouvons cautionner que la faune sauvage devienne une variable d’ajustement de problèmes sociétaux. En l'occurrence, une population de bouquetins contaminée à l’origine par un élevage domestique ne saurait subir un abattage massif, a fortiori en présence d'un avis de l'ANSES préconisant une alternative moins brutale pour cette population et plus efficace à moyen terme.
Nos propositions :
1. Renforcer le dialogue et la concertation entre les parties prenantes :
- Au niveau national, élargir l’instance de réflexion et de proposition : créé en 1993 et mandaté par le ministère de l'écologie de l’époque, le Groupe National Bouquetin réunit une quinzaine d'experts français spécialistes de l'espèce. Ce groupe national mériterait d’être élargi pour devenir une instance de concertation entre tous les acteurs parties prenantes : scientifiques, politiques, agricoles, associations environnementales etc.
- Au niveau des territoires, susciter la concertation : à la lumière des informations fournies par les organismes concernés par le dossier, sur la base d’une nouvelle méthodologie de concertation transposée de bonnes pratiques observées ailleurs (2), rassembler régulièrement tous les acteurs prêts au dialogue autour de la table pour les informer et envisager collectivement les meilleures alternatives sanitaires visant à réduire la présence de la bactérie, éviter la contamination sur le terrain et susciter l’abandon de la radicalisation des débats rendant impossible tout compromis.
2. Déployer des moyens humains et financiers supplémentaires :
- Pour la recherche, afin d’améliorer l’état des connaissances disponibles et réduire l’incertitude. La thèse soutenue par Sébastien Lambert en novembre 2019 sur la « Transmission et gestion sanitaire de la brucellose dans une population sauvage hétérogène de bouquetins des Alpes (Capra ibex) » montre qu’il est primordial de bien comprendre l’hétérogénéité de transmission dans les populations sauvages infectées, et de rechercher des stratégies ciblées qui peuvent permettre d’améliorer la gestion en termes d’efficacité et d’acceptabilité.
- Sur le terrain pour tester un plus grand nombre d'animaux dès le printemps afin de limiter la propagation de la brucellose et parvenir à son extinction. Sachant qu’il est admis que l’épizootie pourrait s’éteindre naturellement d’elle-même en deçà d’un certain seuil, comme cela a été le cas dans le Grand Paradis notamment, ces tests seront à renouveler régulièrement afin d'éliminer les animaux infectés uniquement et de préserver les animaux sains.
3. Dans le sillage des avis de l’Anses de 2016 et 2017 notamment, promouvoir la gestion adaptative, pluriannuelle mais modulable dans le temps, pour tenir compte, à la fois de l’évolution des connaissances des mécanismes régissant cette infection et de l’évolution de la situation sanitaire.
(1) Un exemple de système de capture d'ongulés sauvages (chamois et mouflons), avec des filets tombants, est en place dans la réserve de chasse et de faune sauvage des Bauges. Ce système pourrait être expérimenté sur le Bargy pour soulager la charge et les risques pour les agents.
(2) Adopter une nouvelle approche, pratiquée par exemple au Québec, avec un tiers facilitateur et une première négociation sur la méthode même de concertation. Les participants s’engagent à respecter la charte de concertation proposée par les autorités compétentes. Le « cas Bargy » pourrait constituer une expérimentation utile et opportune.
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